Billet de blog 16 novembre 2025

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Stephanie Lamy

Féministe, chargée d'enseignement, chercheuse

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#NotAllPolicemen - Quand une blague fait débander les forces de l’ordre

La réaction outrée à une blague sur les violences sexistes commises par des policiers révèle une institution prisonnière d’une virilité incapable de tolérer critique ou ironie. Si l’humour la déstabilise plus que les violences dénoncées, faut-il s’inquiéter de sa sensibilité… ou de sa compétence ?

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L’État matraquant la liberté, peinture murale de Goin, réalisee dans le cadre du Street Art Festival, Grenoble (2026), puis détruite car jugée "antipolice".

Dans le débat public français, le champ de la sûreté est de plus en plus structuré par un écosystème de syndicats policiers, d’associations civiles pro-forces de l’ordre et de milices cyber qui gravitent autour de l’institution policière. Cet ensemble d’acteurs produit et diffuse une vision viriliste, hiérarchisée et univoque de la “sécurité”, où la force, l’autorité et la solidarité masculine deviennent des valeurs indiscutables et où toute contestation est immédiatement recodée comme une menace. La centralité du regard policier impose une lecture du monde où la sécurité se confond avec la puissance virile, où la protection est monopolisée par un corps en couillhésion, et le débat démocratique à propos du contrôle de l’usage de la force est soumis à un contrôle coercitif - vicié par le dévoiement du langage, la décontextualisation et désinformation, et censuré par l’État. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre les réactions à la blague de l'humoriste Pierre-Emmanuel Barré, survenue dans le sillage de l’affaire du viol filmé dans les locaux du tribunal de Bobigny : plutôt qu’un échange d’arguments dans une démocratie mature, l’incident a déclenché un réflexe pavlovien des structures policières et para-policières pour réaffirmer l’intouchabilité du corps sécuritaire, délégitimer la satire et étouffer la critique. Un tel réflexe, loin d’être anecdotique, est le symptôme d’une dynamique plus profonde que le chercheur Frank Rudy Cooper décrit comme cop fragility : une fragilité policière nourrie par la virilité et racisme institutionnel et qui transforme toute interpellation en agression symbolique.

La cop fragility, conceptualisée à partir d’une autre thèse, la white fragility (Robin DiAngelo, 2011), désigne l’hyper-réactivité des forces de l’ordre face aux critiques portant sur le racisme, les discriminations ou les violences policières. Ces critiques sont interprétées comme des atteintes à l’identité professionnelle du groupe. Cooper montre que cette fragilité est aussi intrinsèquement genrée, la culture policière se constituant comme une fraternité virile et blanche reposant sur une forme de monopole masculin de la protection. Dans ce cadre, l’idéologie du warrior cop, décrite notamment par Peter B. Kraska (2001), associe toute mise en cause externe à une forme de démasculinisation symbolique. Cela suscite non seulement des réponses défensives - déni, inversion victimaire, disqualification des critiques - mais aussi des réponses punitives, permises par une perception de “légitimité de l'usage de la violence” attaché à l’uniforme. La critique se voit ainsi recodée comme menace, et la préservation de l’autorité viriliste policière tend à primer sur la protection effective du public. Or, pour reprendre Max Weber, régulièrement dévoyé par les soutiens de la police, le monopole de la violence *en démocratie* n’est légitime que si cette violence déléguée reste strictement contrôlée par celles et ceux au nom de qui elle est exercée, et la cop fragility travaille précisément à empêcher ce contrôle. L'hypersensibilité à la critique, et son backlash fabriqué, agit ainsi comme un verrou autoritaire. 

Le verrou autoritaire qu’est la copfragility n’est cependant pas resté sans résistance. Depuis plusieurs années, des mobilisations féministes et antiracistes s’emploient à l’exposer et à le faire sauter : des critiques scandées en manifestation aux journalistes qui documentent les violences fondées sur le genre commises par les forces de l’ordre, en passant par les les travaux des sociologues tels que Sébastien Roché ou encore Mathieu Rigouste, toustes tentent d’attirer l’attention sur les violences structurelles qui irriguent la logique des forces de l’ordre. Les enquêtes de Sophie Boutboul et Alizée Bernard dans leur livre Silence, on cogne ont documenté avec précision comment les violences sexistes et sexuelles commises par des agents de police sont systématiquement minimisées, déplacées ou neutralisées par un appareil institutionnel qui protège davantage l’uniforme que les victimes. En 2021, la mobilisation citoyenne après le féminicide de Chahinez Daoud, brûlée vive par son ex-compagnon, et dont la plainte fut maltraitée par un policier lui même condamné pour violences conjugales, a forcé l’exécutif à concéder quelques ajustements législatifs (minimes) mais révélateurs de la pression politique exercée par les mouvements féministes pour rompre avec l’impunité organisée. Et ce d’autant plus que, comme l’ont montré plusieurs enquêtes, la régulation des violences masculines au sein des forces de l’ordre repose encore largement sur les femmes policières elles-mêmes, invitées à endosser gratuitement le travail de vigilance, de signalement et de prévention. Or celles qui tentent d’assumer ce rôle s’exposent non seulement à des formes de représailles professionnelles ou de mise à l’écart, mais aussi à des dynamiques de violence sexiste bien documentées dans la culture policière.

Aujourd’hui encore, les travaux militants comme l’enquête de #Noustoutes — qui recueille des dizaines de témoignages de violences sexistes et sexuelles commises par des policiers et gendarmes, souvent au moment même où les victimes venaient demander de l’aide — rappellent ce que l’écosystème policier cherche à invisibiliser : que la sécurité ne peut être pensée ni garantie tant qu’elle reste capturée par une lecture viriliste, androcentrée et hostile à la critique. 

Mais chaque séquence de captation d’attention sur la condition des femmes et minorités qui subissent les violences policières est opposé un backlash de plus en plus institutionnalisé. Reste alors une question centrale : comment prétendre renforcer la sécurité de toutes et tous lorsque la virilité institutionnelle porte elle-même atteinte à la santé mentale des forces de l’ordre, qu’elle produit une culture de l’omerta pour garantir l’impunité corporatiste, et qu’elle soutient une logique de séparation “eux vs. nous” qui hiérarchise les humains et fragilise ainsi nos valeurs républicaines ?

L’analyse de la production du backlash à la critique ne peut être complète sans la situer dans le champ plus large de la montée des masculinismes. Ceux-ci peuvent être définis comme un ensemble d’offres idéologiques identitaires, construites, diffusées et opérationnalisées au sein de divers milieux radicaux (on/offline), qui font l’apologie de, ou prônent la violence sous toutes ses formes, afin de maintenir, voire renforcer la domination des hommes sur les femmes et minorités de genre. Ce qui distingue les milieux entre eux est la manière dont la masculinité hégémonique s’exprime spécifiquement au sein de chaque milieu.

La culture policière présente des affinités structurantes avec les logiques des milieux radicaux masculinistes. Les policiers sont rarement “hors” de leur rôle : leur identité professionnelle, façonnée par les normes du warrior cop, déborde largement leur vie privée, produisant une forme de continuité performative entre leur position d’homme et leur position d’agent chargé d’imposer l’ordre. Cette indistinction entre l’identité personnelle et la fonction crée un environnement propice à l’intériorisation et diffusion de normes masculinistes, où la contestation féministe, antiraciste ou queer est perçue non comme un discours politique, mais comme une menace au désordre établi. Par ailleurs, le milieu policier, avec ses syndicats, associations affinitaires, groupes de soutien civils et sphères numériques, constitue un espace social dense, favorable à la circulation de normes genrées et hiérarchiques. Elles ne font pas de ce milieu un espace « masculiniste », mais elles créent des conditions de compatibilité avec les logiques du masculinisme. Le milieu policier, très homogénéisé par la formation, la hiérarchie et les routines professionnelles, produit une identité de groupe fortement genrée, qui consolide les rites et le contrôle social pour une mise en conformité avec une identité masculine hégémonique spécifique à ce milieu.

Dès lors, une question demeure, fondamentale : un gouvernement peut-il réellement prétendre lutter contre les violences fondées sur le genre, y compris le terrorisme masculiniste tant qu’il n’exige pas, en retour, que la police se défasse de l’androcentrisme, de l’apologie de la force virile et de la fragilité punitive qui structurent encore son rapport au public ? Ou, dit autrement : comment espérer combattre les VSS, ou violences collectives produites par les milieux radicaux masculinistes si ceux-ci trouvent, au cœur même de l’appareil sécuritaire, leurs reflets les plus puissants, leurs imaginaires les plus protégés, et leur verrou le plus solide ?

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