(Aix-les-Bains) L’odeur de soufre prend d’assaut les narines. Face aux murs, des dizaines de Français inhalent ou se gargarisent d’eau jaunâtre à répétition dans l’espoir de soigner leur maladie des voies respiratoires. Ailleurs, d’autres patients se baignent dans la même eau pour traiter leurs douleurs arthritiques.
Bienvenue dans le monde des cures thermales, une pratique ancrée dans la tradition française au point d’être en grande partie remboursée par le système de santé public. Plus de 300 000 patients en ont profité l’an dernier.
Mais à l’heure où la France doit réduire ses dépenses, des médecins émettent de sérieux doutes sur les bienfaits médicaux réels de ces cures et – donc – sur l’opportunité pour l’État d’y injecter quelques centaines de millions d’euros chaque année.
Cette odeur de soufre, « c’est pour cela que les gens viennent de loin pour nous voir », explique Ludovic Lerche, infirmier aux Thermes de Marlioz, à Aix-les-Bains. Si l’établissement est ouvert depuis le XIXe siècle, la localité savoyarde installée sur des sources chaudes est « une ville de thermalisme depuis l’époque romaine », détaille-t-il.
PHOTO PHILIPPE TEISCEIRA-LESSARD, COLLABORATION SPÉCIALE
Ludovic Lerche, infirmier aux Thermes de Marlioz
Les Thermes ressemblent à une clinique, avec des murs blancs et du personnel médical en blouse blanche. Des robinets sont ouverts en permanence pour assurer une circulation en continu de l’eau thermale, qui sort du sol à 21 °C. Au fond des lavabos, le soufre laisse des traces jaunes malgré des nettoyages très fréquents.
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Les Thermes de Marlioz ont été fondés au XIXe siècle.
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Des patients en cure aux Thermes de Marlioz
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Aux Thermes de Marlioz, la vaste majorité des cures thermales sont remboursées en partie par l’État.
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Les Thermes de Marlioz ont été fondés au XIXe siècle.
« C’est une eau très bonne pour soigner les voies respiratoires, assure M. Lerche. Le soufre est un élément un peu essentiel aux muqueuses. » Les patients – qu’on appelle les « curistes » – arrivent de toute la région pour un séjour de trois semaines, la durée réglementaire d’une cure. Ils rencontrent d’abord un « médecin thermal » qui leur prescrit des gestes particuliers – inhalation de vapeur, passage de l’eau dans le nez, gargarismes, etc. – puis doivent visiter les Thermes chaque matin pour s’exécuter.
Le système de santé public rembourse 65 % des coûts de la cure elle-même pour les patients qui ont obtenu une ordonnance de leur médecin et jusqu’à 100 % pour les accidentés du travail ou les patients en invalidité à long terme. Dans ces cas, les frais de transport et une partie des frais d’hébergement sont aussi payés.
« L’eau thermale n’a aucun intérêt »
Mais ces cures thermales n’ont aucun bienfait médical, assure André Grimaldi, professeur émérite de médecine de la Pitié-Salpêtrière et critique du thermalisme, en entrevue téléphonique avec La Presse.
Il n’y a aucune étude qui montre que l’eau thermale en soi a un quelconque bénéfice.
André Grimaldi, professeur émérite de médecine de la Pitié-Salpêtrière
À son avis, « ce n’est pas différent d’un placebo » ou de l’homéopathie, qui était partiellement remboursée par l’État français jusqu’à récemment.
Des patients rencontrés à Aix-les-Bains jurent pourtant en ressentir les bienfaits.
Devant les Thermes de Chevalley, un établissement consacré aux problèmes de rhumatisme aussi installé sur les sources chaudes d’Aix-les-Bains, Marie-Pascale Pourveer montre ses doigts déformés par l’arthrite. Les bains d’eau thermale, les massages à la boue, « ce sont des soins », assure-t-elle, ajoutant que le soulagement se produit à moyen terme parce que « sur le moment, ça réveille un peu les douleurs ».
PHOTO FRANCK GUIZIOU, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE
Les Thermes de Chevalley se spécialisent dans les cures visant à soigner des problèmes de rhumatisme.
Nathalie Dupuis, une autre curiste, est au milieu de ses trois semaines de cure. « L’efficacité n’est pas prouvée à 100 % », convient-elle. « Ça fait trois ans que je le fais, ce n’est pas miraculeux » : sa première cure a mieux fonctionné que sa deuxième pour soulager son arthrose.
Le Dr Grimaldi ne nie pas qu’une cure thermale puisse faire du bien aux patients.
« Dans une cure thermale, on fait un régime, on fait des massages, on fait du bien-être, on fait de la relaxation. Si après on vous demande : “Êtes-vous bien ?”, bien sûr que les gens vont répondre qu’ils sont mieux, qu’ils ont moins mal », oppose-t-il.
L’eau thermale n’a aucun intérêt, mais la cure fait du bien.
Le Dr André Grimaldi
Sauf que plein d’autres pratiques font du bien, continue le médecin : « La thalassothérapie [les spas] aussi, les vacances à la mer aussi, les vacances au ski aussi, mais on n’a pas décidé de les rembourser. »
Des économies pour le public
Thierry Dubois est président du Conseil national des établissements thermaux (CNETH), principal lobby du monde du thermalisme. Il se bat bec et ongles pour convaincre les élus de ne pas s’attaquer au remboursement des cures par le trésor public.
Dans les dernières années, « il y a eu 22 études publiées dans des revues scientifiques internationales de langue anglaise » qui prouvent les bienfaits du thermalisme, assure M. Dubois. Il reconnaît toutefois que ces pratiques n’ont pas été évaluées par la Haute Autorité de santé, l’agence scientifique chargée de donner un avis sur les médicaments ou sur les nouvelles thérapies.
« L’intérêt de la cure, c’est que c’est un traitement naturel, sans aucun effet secondaire », fait-il valoir en entrevue avec La Presse.
C’est une prise en charge de très bonne qualité pour soigner des maladies chroniques. Ça permet aux curistes de ne plus prendre de médicaments.
Thierry Dubois, président du Conseil national des établissements thermaux
Et c’est justement ces économies présumées pour la sécurité sociale (l’équivalent de notre assurance maladie) que le monde du thermalisme met de l’avant. À la clé : environ 10 000 emplois directs et la vitalité économique de plusieurs petites villes de province qui se consacrent à cette pratique depuis parfois plusieurs siècles.
Il s’agit aussi de ralentir une décroissance : la cure thermale n’a plus la cote qu’elle avait dans les années 1970 ou 1980 et la crise de la COVID-19 a fait mal aux établissements.
« On est à 1600 ou 1800 curistes par année » aux Thermes de Marlioz, explique Ludovic Lerche. « Dans les années 1980, on était à 12 000 curistes », ajoute Florian Hugonet, directeur de l’établissement.
Baisse de popularité, doutes scientifiques, menaces de déremboursement : en France, les cures thermales sont assurément en eaux troubles.